Le territoire viticole une notion à explorer sous l'angle du partage.

 

 

A la lecture d' « Habiter en oiseau » de Vinciane Despret,( 2023, collection Babel, édition Acte sud) qui questionne la notion de territoire en ornithologie avec le recul d'une réflexion philosophique, je me suis demandé à qui appartenait vraiment un territoire viticole, comment et par qui il est habité et si nos titres de propriétés ne nous illusionnaient pas trop sur notre réelle emprise sur cet environnement.

 

L'autrice à partir de travaux scientifiques d'ornithologues du 20ème siècle cherche à définir la façon qu'ont les oiseaux d'occuper un espace ; Les généralisations sont quasi impossibles et bien des aspects de la territorialité des oiseaux semble varier selon de nombreux critères selon les périodes de l'année et selon des règles qui semblent varier d'une espèce à l'autre. Il en ressort en substance que les oiseaux ne sont en revanche jamais par hasard quelque part, qu'ils sont conscients des limites de territoire, dont les frontières constituent des zones de socialisation, qu'ils ont souvent besoin d'être nombreux pour survivre individuellement et que leur chant est un mode d'occupation et de revendcation de l'espace. En outre, ce qu'ils considèrent comme leur territoire est aussi le territoire d'autres espèces dont les humains font partie. Et cela en sommes nous conscients en tant qu'agriculteur ?

 

 

Si je considère maintenant la vigne comme un ensemble cohérent formant un territoire géré par un groupe d'humains, quelques questions me viennent à l'esprit.

 

La vigne résume t'elle le terroir viticole, n'en serait-elle pas plutôt une métonymie ?

 

Est-ce qu'un vignoble est un territoire strictement délimité assurant des fonctions claires pour ses habitants ou bien n'est-il qu'un élément d'un paysage plus large issu de l'assemblage non concerté de modes de faire-valoirs différents (prés, bois, bourgades, cultures) ? La vigne est-elle le territoire pensé par et pour le vigneron ou bien l'aire partagée la majorité du temps par de multiples espèces et que ne s'approprie qu'épisodiquement son propriétaire légal ?

 

 

Etat des lieux :

 

 

Essayons de penser la chose avec ma petite surface de 9 ha dont 5 en vigne , éclatée sur 4 secteurs, cf photo. La zone la plus importante est celle adossée au chai qui est lui même au bord d'une route départementale assez fréquentée matin et soir pour les trajets domicile travail vers Bordeaux. Du chai, un ensemble de petites parcelles de 20 à 50 ares chacune entourées d'allées enherbées est enserré dans un milieu forestier constitué de bois de feuillus divers à proximité et plus loin de grandes parcelles de pins cultivés. La vigne n'est elle même que vaguement majoritaire dans son milieu puisque des prés issus d'arrachages et des haies arbustives en cours d'installation s'insèrent entre les parcelles . Au sein même des parcelles de vigne, le sol non travaillé établit une cohabitation entre la plante pérenne en culture et les vivaces, les graminées fauchées à des stades précis. Les autres îlots sont plus ou moins enclavés dans la forêt qui fait toujours partie de l'environnement proche .

 

 

Inventaire sommaire et non exhaustif :

 

 

Pensons maintenant le partage de l'espace par espèces. Bien des animaux ne sont pas visibles mais pourtant présents en permanence. Toute la faune souterraine dès lors que l'on ne laboure plus, ne griffe plus ou extrêmement rarement et sur une aire réduite peut s'épanouir en dépit de la contrainte locale et linéaire de la bande de roulement du tracteur qui tasse fortement en surface. Cette faune migre peu et fait donc partie des usagers de l'espace du vignoble, pouvant trouver refuge peut-être en forêt à certains moments de l'année ; ce sont les taupes, les petits rongeurs, les lombrics, de nombreux arthropodes, tous les micro-organismes du sol.

 

A l'air libre, les populations sont plus discrètes, la cohabitation moins évidente avec l'homme et ses outils ce qui conduit l'espace à être occupé alternativement ou sinon sans ostentation. Les grands mammifères comme les sangliers viennent les nuits d'hiver fouir sous l'herbe, ils ne font souvent que passer. Les chevreuils sont plus casaniers l'été et sortent des bois à la tombée de la nuit pour brouter l'herbe tendre ou gober des raisins en automne. Les lièvres et les lapins jouent à cache cache avec l'homme, ils fuient sans partir vraiment, ils évitent le contact mais restent « chez eux » enfouis dans les herbes, plus à l'aise la nuit également. Le renard et le blaireau sont discrets mais peuvent aussi se manifester ponctuellement. Durant ce temps, les oiseaux eux traversent plus qu'ils n'habitent le vignoble. Des groupes de passereaux d'espèces variant au fil des saisons (bergeronnettes,roitelets, rouges queues, rouge gorges, pinsons ...) viennent glaner les graines au sol ou ingérer des chenilles sur les vignes, les lisières sont leur refuge. Ils ne restent jamais longtemps exposés peut-être mal à l'aise sans abri dans ce grand espace encore dénué d'arbres imposants. La buse plane ,le geai passe furtivement d'un bois à l'autre. Des oiseaux solitaires et plus massifs survolent le parcellaire (huppes, coucou, pies) s'y posant rarement mis à part les tourterelles ou les pigeons. Les haies sèches, les ronciers, les trognes qui prennent de l'ampleur année après année sont là précisément pour offrir des refuges et permettre à tous les types d'oiseaux de trouver des haltes pour leur besoin de repos ou de sécurité et pour peut-être nidifier. Les haies fruitières sont aussi censées leur apporter un refuge temporaire. Il arrive de trouver des nids dans les pieds de vigne mais je m'interroge toujours sur la pertinence de ce choix pour les oiseaux car bien que suivie en mode biologique, la vigne n'en reste pas moins une plante traitée aux bouillies cupriques et au souffre mouillable. Je passe sur les migrateurs pour qui le vignoble n'est qu'un paysage lointain (grues, palombes) et semble t-il sans intérêt pour eux . Mais l'inventaire des occupants ne s'arrête pas là, la vigne, les arbres, les arbustes, les herbes et plantes annuelles abritent également en surface lézards, araignées, insectes innombrables , mollusques formant une chaîne alimentaire complétée par le règne des champignons connectant sol et plantes par les racines.

 

Dans les bois, l'inventaire est complété par des oiseaux plus discrets comme les bécasses ou les pics. Une soirée de détection au sonar avait permis de répertorier 5 ou 6 espèces (barbastrelles, pipistrelles, cérotines ) de chauves-souris dont les trajectoires passaient au dessus des vignes mais rarement au delà de 20 mètres de distance des lisières boisées. Je n'oublie pas enfin le partage des lieux qui ne sont pas clôturés avec les autres humains, qui traversent pour cheminer, qui chassent épisodiquement, qui viennent déposer leurs déchets verts à composter, qui viennent visiter les lieux à l'occasion d'un achat de vin.

 

N'étant pas zoologiste, n'accordant que peu de temps à cette activité, la présence de cette cohorte vivante reste malgré tout évidente par son importance si on veut bien lui accorder un peu de temps d'observation.

 

 

Territoires multiples :

 

 

A partir de là et la lecture de l'ouvrage de V Depret m'a aidé à y réfléchir, comment accorder à chacun sa place selon ses propres règles territoriales ? S'agit il pour l'humain d'un partage gratuit ou intéressé de l'espace, de tolérance aux autres formes vivantes, de pacte de non agression sous condition ?

 

Doit-on penser le territoire comme un aire de cohabitation ? Elle existe de fait. En être conscient ne peut qu'aider à laisser ces usages alternatifs ou concomitants se développer.

 

Ce qui donne le vertige plus que des réponses encore incertaines à toutes ces questions est plutôt l'absence de questionnement antérieur au cours des cinquante dernières années. L'application d'insecticides pour résoudre des soucis de déséquilibres faunistiques liés eux-mêmes à l'utilisation de pesticides et au travail immodéré du sol laisse bien mesurer comment la question du partage de l'espace commun était envisagé. La suppression des arbres fruitiers dans les vignes après la crise phylloxérique n'a pas non plus soulevé le débat du passage à une monoculture avec toutes ses conséquences écologiques. L'arrachage des haies non plus n'a jamais été interrogé quand l'eau ne manquait pas, que l'ombre semblait moins utile et que barrer la route aux vents froids semblait moins judicieux quand la vigne débourrait à la mi avril au lieu de fin mars actuellement.

 

L'humain, muni de son titre de propriété continue d'imposer ses choix mêmes s'ils sont inadaptés à son environnement qu'il s'approprie comme son territoire exclusif. S'il inverse un peu les rôles et accepte de le concevoir comme un lieu approprié à des usages et à des espèces entremêlées, assurant chacune dans leur strate, à leur échelle un rôle mais avec un habitat décent pour elles, c'est-à-dire non perpétuellement perturbé, alors l'humain prend conscience qu'en cédant un part de son emprise, il assure une meilleure autonomie à l'espace dont il veut tirer parti.

 

J'imagine alors le vignoble et son pourtours boisé comme une trame complexe, superposition de multiples territoires associés à des espèces, chacun marquant son empreinte par différents moyens faits d'odeurs, de sons, de traces, de tout cela combiné. Les humains sont les seuls à pouvoir imposer les plus grands bouleversements en inondant la clairière de bruits de moteurs, en coupant subitement toutes les herbes hautes, en abattant d'un coup des dizaines d'arbres, ce n'est pas pour autant qu'ils possèdent le lieux. Il y a donc une grande conscience de l'impact des actions agricoles sur les équilibres territoriaux à prendre en considération à chaque projet de mise en valeur et cela passe par la connaissance la plus aiguë possible des façons qu'ont les animaux d'habiter les lieux.

 

Par ailleurs, tout territoire a des limites visibles ou non , des frontières qui concernent tant les habitats que les cultures ou les arbres. Cela peut affecter notamment en vigne, les espaces conduits en agriculture biologique , en agro-écologie dont le voisinage avec des surfaces en mode conventionnel est forcément une zone de rupture écologique. Une parcelle plantée en pin et où intervient ce qu'on appelle une coupe rase, implique également un bouleversement qui impacte les secteurs proches. La lumière arrive au sol, l'ombre portée sur les parcelles attenantes disparaît, l'air circule différemment et peu modifier les couloirs de gel. Les territoires sont donc multiples sur une même aire donnée mais ils sont en plus perpétuellement influencés par les zones de contact alentour. Or bien souvent chacun fait ce qu'il veut chez lui sans prendre en compte ce qu'il y a autour. Nous gagnerions à gérer les espaces en concertation pour le profit de tous in fine. Cela supposerait des instances collectives et délibératives rurales à mettre en place pour mieux prendre des décisions d'aménagements pourtant strictement privées au regard du droit.

 

 

Conclusion :

 

 

Une philosophe écrit un livre sur la notion de territoire chez les oiseaux et un vigneron s'en empare pour prendre conscience que sans oublier le but ultime, la vendange annuelle, il doit pour pouvoir atteindre ce but accueillir la diversité animale et végétale, mieux la connaître et la respecter pour obtenir équilibre, survie commune, fertilité et salubrité.

 

 

 

Je mets quelques extraits du livre de Vinciane Despret pour prolonger la réflexion sur l'appropriation.

 

 

 

(citation Vinciane Despret, page 106-107 édition grand format Acte Sud« si le comportement territorial est un comportement d'appropriation, il ne l'est plus au sens le plus commun de « posséder » ou d'acquérir, mais au sens de rendre « propre » à soi.

 

 

Page 107-108 David Lapoujade écrit « posséder ne consiste pas à s'approprier un bien ou un être. L'appropriation concerne non pas la propriété mais le propre. Le verbe de l'appropriation ne doit pas s'employer à la voix pronominale, mais à la voix active : posséder ce n'est pas s'approprier mais approprier à … c'est-à-dire faire exister en propre. » ou en d'autres termes et ce sera encore plus clair, on dira de l'être qu'il approprie son existence à de nouvelles dimensions. On retrouvera une conception très proche dans le livre de la juriste sarah Vanuxem, lorsque celle-ci cherche dans l'histoire du droit français et dans l'anthropologie, les interprétations qui permettraient de rompre avec la conception de la propriété comme un pouvoir souverain sur les choses, pour penser les choses comme des milieux qu'il s'agit d'habiter « Dans les douars chleus montagneux, s'approprier un lieu consiste à le conformer à soi et à se conformer à lui ; s'approprier une terre revient à se l'attribuer comme à se rendre propre à elle. » Ce qui veut dire que l'on est territorialisé autant qu'on territorialise. )

 

 

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