Lorsque j'annonce à mes interlocuteurs que je produis sur 6 ha et que je n'ai pas l'intention de m'agrandir, je sens toujours une note d'incrédulité. Il est facile de comprendre que tout le monde ne puisse pas s'installer avec 40 ou 80 ha mais il est plus difficile de saisir pourquoi atteindre cette taille n'est pas l'objectif ultime de tout entrepreneur. Avant de m'expliquer là-dessus, je propose de présenter ce que font souvent les autres.
- De nombreux viticulteurs héritent dans des conditions parfois complexes de vignobles acquis par leurs aïeux. Il est parfois étonnant de considérer qu'à chaque génération, il s'est trouvé un ou une volontaire pour poursuivre l'aventure. Dans ces cas là, le projet dépasse les dimensions d'un désir individuel et s'inscrit dans une histoire dynastique (les exemples ne manquent pas et les revues de vins aiment ces récits familliaux). Chaque génération se doit d'apporter sa pierre qui consiste souvent à augmenter le périmètre du foncier. Monter en gamme peut aussi et parallèlement consituer un autre objectif. Les raisons semblent provenir du fait qu'à chaque génération le nombre d'actionnaires augmente et que le rendement du vignoble pour chaque héritier diminue. Il doit aussi y avoir une dimension psychologique qui pousse chaque génération à donner des gages de son engagement et à faire ses preuves en apportant une plus-value à l'héritage. Dans ce cadre là finalement la taille du vignoble est souvent subie plus que souhaitée et changer de modèle demande vraissemblablement de s'opposer à sa famille, d'aller à l'encontre d'un modèle implicite de "grand" vignoble s'insérant dans le concert des autres "grands" à côté de qui l'on vit et au jugement duquel on est perpétuellement soumis.
- D'autres viticulteurs, qu'on appelle les néo-vignerons arrivent sur le marché viticole en investissant de grosses sommes pour des raisons multiples et ne sont souvent plus très jeunes. Leur engagement physique au profit de la propriété est limité et leur mode de faire-valoir implique le recours à la main d'oeuvre salariée. Les seuils de rentabilité des achats du foncier,des matériels et les marchés visés (export, grande distributions) contraignent de s'établir sur des surfaces importantes (sauf exception avec les crus style Pommerol à très haute valeur ajoutée)
- les pionniers qui investissent et surtout s'endettent sont contraints de faire le maximum d'opérations par eux-mêmes, de la production à la vente. Les niveaux d'endettement conduisent souvent à prendre des fermages, ou à acheter des parcelles pour gagner la course entre les dettes et les créances, car les calculs initiaux buttent souvent sur des réalités plus dures que prévues et la fuite en avant est la seule issue possible.
Il reste quelques indiens dont je suis, qui ont eu la chance d'avoir été aidés pour l'installation par la famille et dont l'apport initial doublé de quelques emprûnts ont permis de rendre possible l'entrée dans le monde viticole. Après quelques années d'expérience et aprés avoir mis en place quelques produits sur différents circuits, la possibilité de vendre plus peut se présenter. Il devient envisageable d'acquérir des vignes ou d'en planter pour alimenter ces clients toujours demandeurs.
Ceci présente l'intéret évident de rentabiliser l'outil de production comme pour les exemples cités plus haut. Pas besoin d'acheter de nouveau chai, de nouveau tracteur si l'augmentation de surface est raisonnable. Mais il apparaît que grandir modifie non seulement les paramètres économiques mais surtout la nature du métier. Le recrutement de personnel conduit le vigneron solitaire à se convertir en employeur, contraint de consacrer de plus en plus de temps aux dispositions légales liées à la sécurité du travail, au droit social etc.... L'augmentation du nombre de bouteilles à vendre le conduit à sortir de plus en plus de ses vignes pour se tranformer en agent commercial. Les sommes engagées l'obligent à consulter de plus en plus son banquier et insensiblement le vigneron polyvalent devient un homme orchestre suroccupé incapable d'accorder du temps aux siens, aux autres et à soi.
Logiquement, produire plus c'est à terme gagner plus, mais la chance de pouvoir tout simplement vivre de son travail sans sensation d'asphyxie affective ou intellectuelle doit rester bien présente à l'esprit. De nombreux viticulteurs que je rencontre me disent envier mon modèle modeste sur 6 ha de Graves. Mais ils semblent englués dans des choix qu'ils n'ont pas faits ou ne peuvent plus faire.
Certes avoir une trésorerie sur le fil du rasoir est éprouvant pour les nerfs et les aléas climatiques se chargent de pimenter le quotidien, mais en restant petit rien n'est jamais catastrophique car si l'on chute on peut toujours rebondir par ses propores moyens à force de travail. L'obsession de la croissance partagée par l'ensemble de notre modèle économique me semble néanmoins absurde. La vie est courte, la jeunesse est un souffle et si la viticulture a un grand intérêt, il consiste à vivre au milieu des terres, à sentir passer les saisons, à pouvoir penser librement en taillant l'hiver ou en épamprant au printemps. Qui prend le temps de s'allonger dans un rang et de faire des vers comme le sous-préfet de Daudet ?
Alors avant de s'agrandir, il convient de bien réfléchir et de se poser quelques questions bien personnelles . Ai-je un toit ? Est-ce que je mange à ma faim ? Suis-je libre ? Est-ce suffisant ? A mon sens oui.
Écrire commentaire